Dans le monde des spiritueux, certains parcours racontent plus qu’une simple trajectoire professionnelle. Celui d’Yves est de ceux qui forcent le respect et la curiosité. Vingt ans durant, il a sillonné les coulisses d’une industrie exigeante, façonnant sa vision avec une précision qui confine parfois à l’obsession technophile.
Aujourd’hui à la tête d’Algebra, une liqueur de café qui bouscule les codes traditionnels, Yves incarne cette nouvelle génération d’entrepreneurs où l’innovation n’est pas un vain mot mais un état d’esprit. Son parcours ? Un récit fait de rencontres avec les plus grandes marques de spiritueux, d’analyses pointues et d’une passion dévorante.
Rencontrer Yves, c’est accepter de s’embarquer dans un voyage imprévisible. L’homme ne se contente jamais du surface : chaque entretien est une opportunité de décortiquer, comprendre et réinventer. Sa curiosité, proche de la jubilation geek, transparaît dans chacune de ses analyses, transformant un simple échange en une masterclass improvisée sur l’art et la science des boissons alcoolisées.
Aujourd’hui, comment te présentes-tu ?
Le plus simple, c’est de dire que je fabrique une liqueur de café qui s’appelle Algebra.
C’est donc ta principale étiquette ?
Oui, mais je me présente aussi comme consultant. Parfois, ce n’est pas évident de savoir quelle casquette porter.
En anglais, par exemple, quand mes filles expliquent ce que je fais à des parents, je dis simplement : “I make good drinks”. Cette phrase résume tout. Pour moi, le mot make est essentiel. Être un maker, quelqu’un qui fabrique et crée, c’est une immense source de fierté.
Cela peut paraître un peu égocentrique de vouloir produire quelque chose pour que les gens le goûtent et l’apprécient. Mais il faut être vigilant : ce n’est pas qu’une question de passion. Si tu veux que ton produit et ta vision perdurent, il faut penser à l’aspect business. Cela implique de déléguer, d’accepter que ce que toi, tu préfères dans un produit ne correspond pas toujours à ce que le marché valorise.
J’aime me définir comme un maker, mais pas forcément comme un créateur. Ce mot est trop galvaudé aujourd’hui. Moi, je fabrique et je partage. Cela revient donc à “I make good drinks”, que ce soit avec ma liqueur Algebra ou avec mon activité de consulting via ma société Amarilla. Nous sommes surtout reconnus pour notre expertise dans les cocktails à la pression, grâce notamment à mon collaborateur Max.
Tu as commencé ta carrière dans le marketing de grandes marques de spiritueux. À quel moment as-tu décidé de passer du rôle d’analyste à celui de « maker » ?
C’était simple : j’avais 40 ans, il y a une dizaine d’années. À l’époque, je travaillais pour Absolut au sein de leur bureau londonien, comme directeur de zone. Ce poste mêlait marketing et développement commercial. Nous faisions le lien entre les équipes marketing centrales, très créatives mais parfois déconnectées des réalités des marchés, et les équipes locales chargées de mettre en œuvre les stratégies.
Je gérais des zones très contrastées : l’Europe du Nord et l’Europe de l’Est, allant de la Croatie au Kazakhstan. Vendre de la vodka suédoise à des Russes, c’était un défi en soi !
Quand Absolut a annoncé la fermeture de son bureau londonien, j’ai dû choisir : continuer dans le monde corporate ou me lancer dans un projet personnel. J’avais déjà en tête l’idée de créer une fabrique artisanale de cocktails à la pression.
Tu avais pensé proposer cette idée en interne chez Pernod Ricard ?
Oui, ils avaient un programme d’intrapreneuriat appelé The Kangaroo Fund. Les collaborateurs pouvaient soumettre leurs idées, et si elles étaient sélectionnées, le groupe finançait leur développement. C’était une initiative brillante, mais elle avait une contrepartie : si Pernod Ricard décidait d’investir dans ton projet, ils se réservaient le droit de le développer avec ou sans toi. Tu perdais aussi la propriété intellectuelle de ton idée.
Cela m’a fait réfléchir. En tant qu’entrepreneur, je suis contre l’idée de survaloriser une simple idée. Ce qui compte, ce n’est pas tant l’idée que la manière dont tu la concrétises. Finalement, j’ai décidé de me lancer en indépendant, avec ma propre vision et mes propres règles.
Cette approche m’a permis de concilier mes passions : fabriquer des produits, partager un savoir-faire et créer de la valeur, que ce soit avec Algebra ou mes projets de consulting.
Selon toi, qu’est-ce qui fait la valeur d’un porteur de projet ou d’un entrepreneur ?
La vraie valeur, ce n’est pas l’idée de départ. Ce qui compte, c’est la capacité à tout sacrifier pour donner vie à cette idée : 6, 12, 18 mois ou plus, à sortir de sa zone de confort, à abandonner une sécurité financière, parfois même le bien-être de son foyer. Et surtout, être capable d’accepter l’échec, d’ajuster, de pivoter quand nécessaire.
Être entrepreneur, ce n’est pas une question de génie ou de flash créatif, comme on a tendance à le survaloriser aujourd’hui. C’est un marathon où tu dois avoir les tripes pour travailler sans relâche, faire face aux doutes et tenir bon.
Quand tu t’es lancé, où en étais-tu dans ta carrière ?
Je travaillais depuis 4 ans chez Absolut et j’avais déjà mes deux filles. J’ai débuté ma carrière dans de grandes entreprises, essentiellement des multinationales. J’ai commencé chez Moët Hennessy en Allemagne , puis Moët Hennessy Diageo, avant de rejoindre directement Diageo à Londres il y a 20 ans.
J’ai eu l’occasion de travailler sur des marques extraordinaires comme Absolut, mais aussi Cutty Sark, qui conserve une place spéciale dans mon cœur. J’admire aussi Johnnie Walker pour sa grandeur et sa constance, ou encore Bushmills et Talisker pour leur authenticité.
Tu sembles avoir une affection particulière pour certaines de ces marques. Qu’est-ce que ce parcours t’a appris ?
Deux choses essentielles.
D’abord, un grand produit est indispensable, mais pas suffisant. Une marque qui dure doit s’appuyer sur un produit solide, qui se distingue par ses qualités fonctionnelles. Dans un monde idéal, j’aimerais que ce soit toujours les meilleurs produits qui gagnent. Même si, évidemment, “meilleur” est une notion subjective.
Ensuite, il faut de la constance. Une grande marque doit avoir une essence, un ADN immuable, même si les visuels, les campagnes ou les slogans évoluent. C’est une leçon que j’ai apprise chez Diageo, qui a été précurseur dans la structuration de son marketing. Une marque doit résonner émotionnellement avec son public, au-delà de ses qualités fonctionnelles.
En ce moment, les alcooliers parlent beaucoup de crise. Que leur répondrais-tu ?
C’est la crise tous les cinq ans. Certaines crises sont plus sévères, mais elles font partie du jeu. Ce qui compte, c’est de savoir s’adapter. Quand les vents sont contraires, il faut tenir la barre et prioriser : lâcher du lest sur certaines choses pour se concentrer sur l’essentiel.
Je compare souvent cela à la voile. Si une tempête arrive, on doit réduire la voilure ou trouver une solution d’urgence. Les crises sont des moments où les décisions comptent le plus, et si on les planifie bien, on peut limiter les dégâts.
Enfin, chaque crise est aussi une opportunité. Elle force à repenser ses modèles, à se recentrer sur l’essentiel. Cela dit, tous les alcooliers ne sont pas logés à la même enseigne. Les grands groupes, avec leurs vastes portefeuilles, peuvent rééquilibrer leurs investissements. Mais les petites structures, comme la mienne, doivent affronter directement des problèmes comme la hausse des coûts des matières premières ou la disponibilité du verre.
Pour ma petite entreprise, ce sont des défis constants, mais pas forcément des crises. Cela demande de la résilience et de l’agilité.
Tu dis que les crises sont des opportunités. Peux-tu développer ?
Une crise révèle les forces et faiblesses d’un modèle. Pour ceux qui savent s’adapter, c’est l’occasion de se réinventer ou de prendre des parts de marché. Par exemple, un portefeuille bien équilibré ou une stratégie flexible te permettent de pivoter là où d’autres sont bloqués.
Pour des structures plus petites comme la mienne, c’est différent. La hausse des coûts du café ou du verre, ce sont des problèmes réels. Mais ces contraintes obligent à innover, à optimiser. C’est là que se jouent les vraies opportunités : dans la capacité à transformer ces obstacles en solutions créatives.
Tu dis ne pas être concerné par la crise dans les spiritueux. Pourquoi ?
En effet, nous ne ressentons pas cette crise, car nous sommes encore très petits dans ce marché. Nous avons tellement de points de distribution à conquérir et de personnes à qui faire découvrir notre produit. Par exemple, quand on invite les gens à essayer notre spiritueux avec du tonic, ils sont souvent surpris : « Vraiment, avec du tonic, ça marche ? ». Oui, ça marche, et c’est génial !
Notre potentiel de croissance est immense. Même si certaines catégories de spiritueux ralentissent, cela ne nous impacte pas directement, car nous avons encore beaucoup à construire, à rencontrer, à convaincre.
Tu évoques aussi des grandes marques confrontées à des défis.
Prenez un exemple comme Courvoisier, racheté récemment par le groupe Campari. Le marché mondial du Cognac est sous pression, avec des ventes volume en recul de 10, 20, voire 30 % en fonction des marchés. Mais ce qui est fascinant avec de grandes marques, c’est leur capacité à s’adapter. Une petite entreprise, face à un tel défi, pourrait s’effondrer : plus de budget, plus d’investissement. Mais au sein d’un groupe international, il y a moyen de trouver des solutions : réduire les investissements de façon raisonnée, sans tout couper, recentrer leurs efforts, réinventer la marque ou relancer certains marchés.
Les grandes marques ont parfois cette chance de disposer des ressources nécessaires pour traverser les crises. Cela dit, c’est un vrai défi : combien de marques avec des produits fantastiques sont aujourd’hui oubliées faute de vision ou d’investissements stratégiques ?
On entend souvent que le marketing est trop déconnecté du terrain. Qu’en penses-tu ?
Je suis d’accord. Le marketing basé uniquement sur des rapports de tendances peut être très déconnecté. Ces études coûtent souvent cher, mais leur pertinence est discutable. Prenez des phénomènes comme le kombucha ou les hard seltzers : on nous prédisait des explosions de marché parce que ça cartonne aux États-Unis. Mais en Europe ? Ce sont des niches. La plupart des hard seltzers ont été un feu de paille en France.
Le problème, c’est qu’entre ce qui se passe réellement sur le terrain et ce qui est rapporté dans ces études, il y a de nombreux filtres. Ceux qui réalisent ces analyses ne sont pas toujours en contact direct avec les produits ou les consommateurs. Bien sûr, il existe des professionnels sérieux, mais beaucoup restent trop superficiels.
Alors, quelle serait une meilleure approche ?
Les études de tendances peuvent être utiles pour une stratégie à long terme, mais elles doivent s’appuyer sur des mouvements profonds, pas des modes éphémères. Sinon, cela devient de l’information inutile.
En revanche, pour des activations sur un marché spécifique, il faut savoir capter l’air du temps et l’adapter à l’identité de la marque. C’est là que réside le vrai talent : connecter des tendances pertinentes à la marque pour créer des activations percutantes. Mon collègue Max, par exemple, excelle dans ce domaine. Il sait identifier des idées intéressantes, les rendre amusantes et engageantes tout en restant aligné avec l’essence de la marque.
D’ailleurs, tu penses quoi de l’essor des spiritueux sans alcool ?
Le non-alcool est une vraie tendance, mais la catégorie des spiritueux sans alcool qui imitent les spiritueux me semble surévaluée. Beaucoup de ces produits manquent de profondeur en goût et d’attrait réel pour les consommateurs. Cela dit, ce marché a trouvé sa place grâce aux gros groupes qui ont lancé des alternatives, souvent pour des raisons d’image ou de stratégie corporate.
Est-ce que cette catégorie de “spiritueux sans alcool” existera encore dans 15 ans ? J’en doute. L’essor actuel est en partie lié à la concurrence entre les grands groupes qui cherchent tous à avoir leur propre “non-alcoholic play”. Pourtant, à mon avis, les solutions réellement innovantes ne viendront pas de l’imitation des spiritueux, mais d’autres formats plus créatifs et adaptés aux nouvelles attentes.
Dans l’industrie des spiritueux, y a-t-il trop de mimétisme entre les marques ?
Oui, c’est un phénomène courant. Lorsqu’une marque réussit, d’autres se précipitent pour copier, souvent en misant sur des éléments superficiels comme le packaging ou la communication. Mais copier, ce n’est pas une stratégie gagnante sur le long terme.
Ce qui fait la différence, c’est la capacité d’un groupe à investir rapidement et efficacement pour capitaliser sur une tendance tout en restant fidèle à l’identité de la marque. Sinon, on risque de diluer son essence en courant après des modes.
Quels sont les vrais défis à venir pour les spiritueux ?
L’un des grands défis est l’évolution des mentalités. L’alcool devient de moins en moins séduisant pour une partie de la nouvelle génération, qui lui associe une mauvaise image. Les marques doivent s’adapter, non seulement avec des solutions comme les boissons sans alcool, mais aussi en renouvelant la manière dont elles engagent les consommateurs.
Finalement, tout repose sur la créativité et la capacité à garder une vision à long terme tout en répondant aux attentes immédiates des marchés.
L’une des grandes forces des multinationales de l’alcool, c’est leur capacité à intégrer et à bien exécuter des stratégies. Quand elles maîtrisent cela, cela génère une réelle croissance et de la valeur. Mais encore faut-il bien le faire.
Tu es installé à Londres…
Cela fait vingt ans que je vis à Londres. Et dix ans que j’ai lancé Algebra. Initialement, ce n’était pas la liqueur de café, mais une fabrique de cocktails à la pression. Ensuite, on a pivoté, comme on dit dans l’entrepreneuriat, et Algebra est devenu ma marque de liqueur de café. Mon cabinet de consulting, lui, s’appelle Amarilla et est spécialisé dans les cocktails à la pression.
Quelles sont les différences majeures entre Londres et Paris sur la scène cocktails et spiritueux ?
Londres a deux atouts majeurs que Paris n’a pas. D’abord, une véritable culture du cocktail. Ici, les gens sont très attachés aux classiques, comme le Dry Martini ou le Manhattan. Ce sont des cocktails qu’on commande beaucoup plus fréquemment qu’en France.
Cette culture du cocktail s’accompagne d’une excellente formation des bartenders. Ici, ils maîtrisent parfaitement les classiques. On peut commander un Gold Rush avec un Regal Shake, et le bartender te le prépare sans hésitation.
Le deuxième facteur, c’est l’argent. Londres est une ville où il y a beaucoup de capitaux, ce qui permet de financer de grands projets dans le secteur de l’hospitalité. Mais, soyons honnêtes, il vaut parfois mieux ne pas se demander d’où vient cet argent.
Paris mise davantage sur la créativité. Bien que les bartenders maîtrisent moins les classiques en moyenne, ils osent sortir des sentiers battus. Ne pas toujours avoir de modèle peut donner naissance à des créations innovantes.
Tu as un exemple ?
Marie Cabaret lorsqu’elle avait son bar Kouto avec Chirine Besenval. Elles n’hésitaient pas à casser les codes en mélangeant des influences culinaires et des palettes de saveurs uniques. C’était rafraîchissant et souvent génial. Cela montre qu’en France, il y a une capacité à innover en dehors des cadres traditionnels, sans pour autant négliger les bases.
Tu sembles avoir beaucoup de respect pour les cocktails classiques malgré tout.
Les classiques sont comme un langage universel. Commander un Dry Martini ou un White Lady, et voir le bartender te poser les bonnes questions ou te suggérer des ajustements, c’est magique. Cela crée un lien, une connexion. Pour moi, la maîtrise des classiques, c’est le socle d’une véritable conversation autour du cocktail. Alors après, si tu es extrêmement critique, on peut dire “les geeks parlent aux geeks”, alors qu’en fait, c’est une façon de se connecter.
En maîtrisant les bases, on peut aller très loin. Mais parfois, ne pas les connaître ou s’en détacher peut également ouvrir la voie à des créations extraordinaires.
Selon toi, est-ce qu’il y a un problème de formation des bartenders en France? Faut-il s’auto-former davantage ?
Peut-être, mais ce n’est pas propre à la France. À Paris, comme ailleurs, certains bartenders débutants, après six mois dans un bar reconnu, pensent déjà maîtriser le « game”. On est dans l’effet Dunning-Kruger : au début, on se surestime. C’est normal, mais cela reflète aussi un manque de transmission de savoir-faire. Les managers n’ont pas toujours le temps ou les moyens de former correctement leurs équipes.
À Londres, le problème se pose aussi, même si la scène y est hyper dynamique et riche en opportunités. Les conditions de vie y sont souvent difficiles : colocations coûteuses, fatigue accumulée, tentations liées au milieu de la nuit… Ce contexte peut rendre difficile l’investissement à long terme dans ce métier exigeant.
Tu es dans le milieu depuis 20 ans. Comment as-tu évité les écueils, notamment ceux liés à l’addiction ?
Je ne viens pas du monde de la nuit. Mon parcours a commencé avec une passion pour les spiritueux. Je passais des week-ends entiers à discuter avec des cavistes et à découvrir des bouteilles que je ne pouvais parfois même pas m’offrir. Petit à petit, je me suis intéressé aux cocktails, notamment grâce à mon travail chez Absolut. Ce métier m’a permis de découvrir la richesse culturelle des spiritueux : leur lien avec la géographie, l’histoire, la politique.
J’ai compris que l’histoire des spiritueux est intimement liée à celle des cocktails. C’est cette quête de connaissance qui m’a captivé. À 37 ans, j’ai décidé de rattraper mon “retard” en apprenant les techniques, en lisant, et en expérimentant chez moi. Cette curiosité m’a éloigné des excès du monde de la nuit.
Quant à l’équilibre, pour moi, il est naturel. Je suis quelqu’un de “boring”, comme je dis souvent, mais j’aime ça. Et puis, le sport m’a toujours aidé : la course à pied, notamment, m’a appris la persévérance. Courir un marathon, c’est comme lancer une marque : il faut tenir bon, même dans les moments difficiles.
Que penses-tu du marketing dans le milieu des spiritueux aujourd’hui ? Y a-t-il des pratiques qui t’exaspèrent ?
Le greenwashing me dérange profondément. Ces questions environnementales sont trop importantes pour être réduites à de simples arguments marketing. Il faut des actions concrètes, pas juste des mots.
Autre point : certaines marques veulent parler de cocktails sans vraiment maîtriser le sujet. Défigurer des classiques, s’approprier des créations sans citer leurs auteurs, utiliser des clichés… tout ça m’exaspère.
Aussi l’usage abusif des mots “terroir” ou “artisanal” : ce sont devenus des termes vides de sens.
Le terroir, par exemple, ne garantit pas la qualité d’un produit. Ce qui compte, c’est la maîtrise des processus. On peut produire des spiritueux exceptionnels en utilisant des techniques industrielles rigoureuses. Ce n’est pas “moins noble”. Un produit “local” ou “de terroir” n’est pas automatiquement meilleur.
Et ton rapport au terroir ?
Je respecte l’idée de terroir, mais dans un sens culturel. Par exemple, les méthodes traditionnelles de fabrication du Beaufort en Savoie, ma région natale, sont fascinantes. Elles découlent des contraintes locales, mais ce n’est pas un concept mystique.
Dans le monde des spiritueux, on utilise souvent le “terroir” comme argument marketing simpliste. Pourtant, les saveurs d’un whisky, par exemple, dépendent de multiples facteurs : fermentation, vieillissement, distillation… Mais c’est moins sexy que de dire que “l’eau locale” ou “l’orge écossaise” font tout, ce qui est, naturellement, tout à fait faux.
Pour moi, l’important, c’est l’honnêteté et le respect du consommateur. On peut valoriser un produit sans tomber dans le cliché ou le mensonge.
Le marketing est essentiel pour faire vivre des idées et des marques. Quand il est bien fait, il peut même aider à changer le monde. Mais il faut qu’il repose sur de la substance, pas sur du vide. Ce métier, comme celui de bartender ou de créateur de spiritueux, est passionnant parce qu’il allie savoir-faire, créativité et transmission. C’est ce mélange qui le rend unique.
On va parler maintenant de la genèse et la vision derrière Algebra. D’où vient l’idée d’Algebra ?
Algebra est née en 2019, juste avant la pandémie. Initialement, mon objectif était de créer une gamme de cocktails à la pression, notamment un espresso martini. Pour moi, les cocktails à la pression ne sont pas là pour remplacer le travail du bartender, mais pour l’accompagner. Ils peuvent même sublimer la magie du cocktail. Imaginez un espresso martini tiré instantanément en abaissant la poignée d’un bec pression, coulant dans une coupette glacée avec cet effet cascade similaire à celui d’une Guinness. Ce moment de beauté et de fluidité était ma vision initiale.
Comment es-tu passé des cocktails à la pression, à la liqueur ?
Le développement de l’espresso martini m’a plongé dans l’univers du café. J’ai toujours aimé le café, mais je l’ai exploré en outsider, avec une curiosité pour ses techniques d’extraction. C’est en cherchant à reproduire l’effet cascade pour le cocktail que j’ai rencontré des contraintes techniques. En parallèle, j’ai décidé de lancer une version bouteille pour simplifier la distribution et générer du revenu. L’idée était de transformer le produit en liqueur, avec un équilibre parfait entre café, rhum et sucre de canne.
Pourquoi une liqueur et non un cocktail prêt-à-boire (RTD) ?
Je ne voulais pas que le produit soit perçu comme un simple RTD (ready-to-drink). Algebra est avant tout une liqueur. Certes, on peut s’en servir pour préparer un espresso martini, mais aussi de nombreux autres types de cocktails, qui vont du highball aux twists de Manhatan ou de Negroni au café. Techniquement, elle répond aux normes européennes des liqueurs (minimum 100 g de sucre par litre), tout en offrant une texture moins sucrée et visqueuse, proche d’un extrait concentré de café.
Qu’est-ce qui différencie Algebra des autres liqueurs de café ?
J’ai voulu proposer une liqueur “extra dry”, avec seulement 100 g de sucre par litre, alors que la plupart des liqueurs de café traditionnelles en contiennent jusqu’à 4 fois plus, et que les liqueurs de café de nouvelle génération oscillent autour de 200 g/L. Ce choix permet une plus grande polyvalence dans les cocktails. Ce positionnement exige une grande maîtrise : à faible taux de sucre, l’amertume du café devient un défi à équilibrer.
Je suis fier qu’Algebra se démarque en termes d’intensité et de complexité aromatique. Quelques concurrents, comme Brunette de Bordeaux Distilling Co ou Lehmann, font aussi des liqueurs de café relativement peu sucrées intéressantes, mais je pense qu’Algebra propose une profondeur et une harmonie uniques. Chaque nouveau produit qui émerge dans ce segment me pousse à me surpasser.
Quelle est ta philosophie derrière ce projet ?
Quand on lance un produit, il faut qu’il ait une utilité. Dans un secteur saturé comme celui des spiritueux, je voulais offrir quelque chose de réellement différent. Algebra répond à ce besoin en alliant fonctionnalité, qualité et respect de l’artisanat. Mon objectif était d’apporter une véritable valeur ajoutée, avec une approche moderne et écoresponsable.
Algebra, c’est bien plus qu’une liqueur de café. C’est une vision du cocktail, une manière de repenser la tradition tout en respectant l’héritage. Mon espoir est qu’elle inspire des moments de convivialité et de créativité, que ce soit dans un shaker ou simplement versée sur glace.
Combien de temps et de formulations ont été nécessaires pour arriver à ce résultat ?
Difficile à dire avec précision, mais on parle de dizaines de formulations, facilement. Cela a pris du temps, mais le produit final reflète tout ce travail.
Le produit a-t-il beaucoup changé depuis ses débuts ?
Oui et non. La recette reste identique : café, rhum, sucre de canne, eau, 19 degrés d’alcool et 100 grammes de sucre par litre. Mais la méthode et le produit en lui-même ont énormément évolué. Aujourd’hui, je considère qu’il est bien meilleur. Quand je regoûte les premiers batches, je vois de nombreux défauts que je n’avais pas perçus à l’époque. Par exemple, au départ, je confondais intensité et qualité. Je pensais qu’en maximisant la teneur en café, je garantirais un produit exceptionnel. Mais avec le temps, j’ai compris que l’équilibre était plus important.
Comment cette quête d’équilibre a-t-elle influencé la fabrication ?
Dès le départ, Algebra s’appuie sur une extraction fractionnée à froid par percolation, aussi appelée Japanese cold drip. Contrairement au cold brew, où le café est simplement immergé, cette méthode permet un contrôle précis des arômes. L’eau passe goutte à goutte à travers le café, ce qui donne des fractions distinctes :
1. Première fraction : très concentrée, intense, amère et acide, mais riche en arômes volatils.
2. Deuxième fraction : encore aromatique, mais plus douce.
3. Troisième fraction : moins concentrée, mais apportant des notes florales.
4. Quatrième fraction : très diluée, mais équilibrant les autres par sa rondeur et sa sucrosité naturelle.
Au début, je n’utilisais que les premières fractions, laissant de côté les plus diluées. Avec le temps, j’ai appris que ces dernières apportaient de la complexité, du corps et de la douceur au produit final. Aujourd’hui, j’utilise toutes les fractions, ce qui donne une liqueur mieux équilibrée.
Qu’en est-il du rôle du rhum dans la recette ?
Le rhum est essentiel pour fortifier l’extrait de café. J’ai évolué sur ce point aussi. Initialement, j’utilisais un rhum à 75 degrés, qui avait un goût prononcé. Aujourd’hui, je travaille avec un rhum extra-léger à 95,5 degrés. Ce changement me permet de réduire la quantité d’eau dans le rhum, ce qui me laisse plus de place pour intégrer davantage d’extraits de café, même les fractions les plus diluées. Le sucre joue également un rôle important : je suis passé à un sucre de canne encore moins raffiné, riche en mélasse, qui apporte des notes de beurre et de rhum, renforçant ainsi le profil aromatique.
Grâce à ces ajustements, le dernier batch est, selon moi, le meilleur. Il est à la fois riche, complexe et équilibré, avec des notes de café intenses, une touche de rhum subtile mais présente, et une sucrosité maîtrisée. Chaque amélioration, aussi minime soit-elle, contribue à affiner l’identité unique d’Algebra.
Algebra n’est pas qu’une liqueur de café: c’est une quête constante de perfection, où chaque détail compte. Donc, pour répondre à ta question initiale, le produit a changé et il change dans le bon sens. Comme le dit le super distillateur John Little de Smooth Ambler “nous notre meilleur whisky, c’est celui qu’on va distiller dans 6 mois”. Pour Algebra, je peux vous promettre que, probablement, mon prochain batch sera encore meilleur.
Si c’était à refaire, tu changerais quelque chose ?
C’est difficile à dire. Je ne pense pas que je changerais quoi que ce soit, car les erreurs font partie de l’apprentissage. Honnêtement, avec du recul, peut-être que l’adulte responsable que je suis aujourd’hui aurait choisi une autre voie, en se disant : « Yves, cherche un autre job ! » Mais humainement, cette aventure m’a tellement enrichi. Je suis fier d’Algebra, de ce que nous avons accompli, et reconnaissant des rencontres incroyables que j’ai faites.
Ces rencontres m’ont permis d’apprendre énormément, que ce soit dans le domaine des cocktails, de la production artisanale ou du café. Sans cette aventure, je n’aurais pas évolué dans ces domaines. Je n’aurais pas non plus cherché à devenir consultant, formateur, ou à développer des projets comme les cocktails à la pression pour financer Algebra. Cela dit, peut-être que ma vie aurait été plus stable, moins stressante pour ma compagne, et matériellement plus confortable. Mais nous serions passés à côté d’une aventure humaine extraordinaire.
Le Royaume-Uni est un marché difficile ?
Le Royaume-Uni, bien que mon marché domestique, est un véritable défi. C’est un environnement ultra-concurrentiel où les distributeurs dominent le jeu. Si tu ne peux pas investir des centaines de milliers de livres, il est difficile de s’imposer. J’ai eu des discussions avec presque tous les distributeurs pertinents. Ils trouvent le produit excellent, mais ne voient pas d’opportunité commerciale claire.
Là-bas, la concurrence est rude. Il y a toujours quelqu’un avec une grosse somme d’argent pour promouvoir une nouvelle marque, même si elle ne durera que quelques mois. Moi, je mise sur une approche différente : des dégustations, des partenariats malins comme l’installation de cocktails à la pression dans certains bars, ou encore l’utilisation de formats semi-vrac comme le Bag-in-Box. Cette approche demande de la débrouille et beaucoup de travail, mais je reste optimiste.
Mais en France tu viens de signer avec un nouveau distributeur Maison Villevert.
En France, la collaboration récente avec Maisos Villevert marque un tournant. Avant cela, Mezcal Brothers avait fait un excellent travail pour implanter Algebra, mais j’ai vu une opportunité d’élargir notre distribution avec une structure comme Villevert. Pour nous, c’est un changement d’échelle. Leur couverture nationale et leur expertise logistique nous permettent d’atteindre plus efficacement les bars à cocktails haut de gamme dans les grandes villes comme Paris, Lyon, Bordeaux ou Marseille.
Villevert est un partenaire solide, avec un joli portefeuille de marques et une équipe commerciale agile et proche de ses clients.Algebra peut être une porte d’entrée pour d’autres marques de leur portefeuille. Leur réseau logistique est essentiel pour répondre à la demande croissante, et nos volumes augmentent de façon significative.
Algebra reste une marque de niche, mais sa précision et son intensité séduisent les connaisseurs. C’est un produit qui apporte de la crédibilité à un portefeuille. Je constate que, même à l’international, certains distributeurs spécialisés reconnaissent la valeur technique et artisanale d’Algebra.
L’entrepreneuriat est une aventure exigeante, qui n’est pas faite pour tout le monde. Beaucoup de marques échouent. Mais je suis fier du chemin parcouru. Malgré les défis, je reste confiant et déterminé. Algebra continue de grandir, et nous avons encore de belles perspectives devant nous.
Tu as d’ailleurs sorti récemment deux nouvelles références.
Oui, tout à fait. L’une est une version décaféinée, reconnaissable à son étiquette blanche.
L’autre est une édition limitée, malheureusement pas encore disponible en France. Il s’agit d’un single origin produit en collaboration avec le torréfacteur Ozone, à Londres. Cette référence, Algebra X Ozone, arbore une étiquette noire et met en avant un café très spécial provenant de la région de Djimma, en Éthiopie. C’est un café traité en “process naturel” après récolte (les cerises de café sont laissées entières en fermentation spontanée pour pouvoir libérer leur noyau, le grain de café, de la pulpe du fruit), qui développe des notes de cola, de fruits tropicaux et de mangue, que nous avons cherché à capturer dans notre extrait.
Cette édition limitée a également une vocation marketing, notamment en associant Algebra à un torréfacteur prestigieux. C’était aussi pour moi un challenge technique : prouver que l’extraction pouvait préserver la complexité et la typicité de ce café exceptionnel. Aujourd’hui, même si je vois des axes d’amélioration, le résultat semble plaire à des palais avertis, comme Marie Cabaret, grande amatrice de café et de spiritueux.
Et qu’en est-il de la version décaféinée ?
Algebra Decaf est une liqueur pensée pour un public différent. Beaucoup de bartenders m’ont dit : « Pourquoi sortir une liqueur décaféinée ? » Pour eux, la caféine est essentielle. Mais ils oublient que la plupart de leurs clients ont un mode de vie différent. Les gens qui boivent des cocktails travaillent souvent le lendemain ou ont des responsabilités familiales.
En plus, dans le monde du café, le décaféiné traîne une mauvaise réputation. Pendant longtemps, les procédés de décaféination très coûteux étaient peu respectueux du produit. Mais aujourd’hui, le café de spécialité change la donne. On voit apparaître des décaféinés de qualité, et pour moi, un vrai amateur de café apprécie le décaféiné, car il permet d’en déguster à toute heure.
Depuis combien de temps Algebra Decaf est-il disponible ?
Ça fait environ un an. Cependant, les chiffres sont en deçà de mes attentes : seulement 5 % de nos volumes aujourd’hui, alors que j’espérais 20 à 25 %. Malgré cela, je reste convaincu qu’il y a un marché pour le décaféiné de qualité. Algebra standard, lui, contient autant de caféine qu’un espresso centilitre pour centilitre, mais pour répondre aux attentes de certains marchés, je pourrais envisager un blend décaféiné-caféiné à l’avenir.
Tu parles beaucoup de qualité et de provenance. Qu’en est-il des cafés que tu sources ?
Actuellement, je travaille avec des torréfacteurs partenaires. Mon café principal vient du Costa Rica, et je veille à ce qu’il soit d’une qualité irréprochable, avec une transparence sur son origine. Mais mon ambition est de maîtriser toute la chaîne : sélectionner, importer et torréfier moi-même. Cela nécessite des investissements, mais c’est une étape essentielle pour Algebra.
Quelle est la fonctionnalité d’Algebra dans les cocktails ?
L’idée derrière une liqueur de café extra dry, comme Algebra, est sa polyvalence. Contrairement à la plupart des liqueurs, elle peut être utilisée à la fois comme modificateur de cocktail et comme base. Mon objectif principal est qu’Algebra soit parfaite pour un espresso martini. C’est d’ailleurs de là qu’elle vient : à l’origine, Algebra a été pensée pour un espresso martini, mais au rhum.
Cependant, je veux aller bien au-delà de ce classique. Aujourd’hui, commercialement, une grande partie de mes volumes vient des espresso martinis. Mais Algebra s’adapte à d’autres drinks très simples. Par exemple, Algebra tonic : une part d’Algebra pour tois parts de tonic. C’est facile, rafraîchissant, peu alcoolisé, et ça fonctionne à merveille.
Quelles sont tes suggestions de recettes ?
Au dos de la bouteille, trois recettes simples sont proposées. Mais celle que je trouve la plus pertinente, c’est l’Algebra Latte : une part d’Algebra pour deux parts de lait (végétal ou de vache) sorti du réfrigérateur, à shaker sans glace pour un résultat qui rappelle un White Russian. Cela dit, d’un point de vue consommation, l’Algebra Tonic a davantage de potentiel grâce à sa simplicité. Il suffit d’un tonic de bonne facture.. Personnellement, j’aime beaucoup Fever Tree, qui est une référence, et London Essence, pour sa précision aromatique et ses notes d’agrumes. J’aime compléter le verre d’un petit zeste d’orange exprimé, qui réalise un joli pont aromatique entre le café et le tonic et rend le drink irrésistible.
Pourquoi tester Algebra ?
Si je devais résumer, Algebra permet de travailler le café en cocktail sous toutes ses formes, même si vous n’avez pas accès à un bon café ou pas le temps de l’extraire correctement. Avec Algebra, vous pouvez préparer des espresso martinis sans espresso, des negronis au café avec une limpidité parfaite, ou encore des highballs effervescents sans que les arômes se perdent. C’est une solution idéale, que vous soyez bartender ou amateur à la maison. Algebra s’adapte à tous les styles: highball, stirred, shaken. C’est, en quelque sorte, l’arme secrète des cocktails au café.
Un mot de la fin ? Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter ?
Encore du travail et de belles rencontres !