Rare sont les barmen à avoir vécu plusieurs ères du cocktail. Après 32 ans au bar du Normandy Deauville, Marc Jean n’a rien perdu de sa passion. Rencontre avec un barman qui aime ses clients, autant que son bar.

Comment te décrirais-tu étant plus jeune ? 

Waouh ! Turbulent. J’étais toujours avec plein et trop d’énergie. Tous mes profs disaient que je devais faire du Judo pour me défouler. J’étais pensionnaire à l’école, et j’étais toujours dans le box de chambre le plus proche de la chambre du pion, car je n’étais pas le dernier à faire des conneries. Très dynamique, nous dirons aujourd’hui. Il fallait toujours que ça bouge. Je me suis bien assagi depuis !

Quel a été ton parcours après la 3e ? 

Je suis passé en seconde, mais j’étais fâché avec l’école. J’ai toujours été attiré par le monde du luxe. Je trouvais ça extraordinaire, magique, beau. Ça me faisait rêver. Tu sais, quand j’étais petit, mes parents étaient agriculteurs. Nous avions tout, sauf les moyens d’aller dans ce genre d’établissements, d’ailleurs on partait rarement en vacances. Le seul moyen pour moi d’intégrer ce genre d’établissement, c’était de passer par un apprentissage. Suite à un rendez-vous avec un conseiller d’orientation, je lui ai dit que je voulais absolument entrer dans un hôtel de luxe, mais à l’époque le monde du bar ne m’attirait pas. On m’a proposé un apprentissage en salle en deux ans.J’ai décidé d’intégrer le Grand Hôtel de Cabourg à 16 ans en 1982 en tant que serveur. J’ai fait deux ans puis j’ai eu mon CAP et j’ai continué, car ça me plaisait bien. Dans le but de devenir maître d’hôtel. Mais un jour, au Grand Hôtel, le barman n’est pas là, et on m’a demandé de passer au bar remplacer le barman. À l’époque je savais faire un kir royal, un gin tonic, une suze cassis, une vodka orange et c’est tout. Je ne connaissais rien au bar ! Mais ça a été le coup de foudre avec cette scène qui est une scène de théâtre. J’ai adoré ! Je ne suis jamais retourné en salle. J’ai appris auprès de professionnels là bas et ensuite en 1986, je suis partie à l’armée toute l’année. En 1988, j’ai intégré le Normandy Barrière en qualité de troisième barman.  

Marc Jean chef barman du Nomandy Deauville dégustant un gin tonic

Une aventure qui continue !

C’est une aventure extraordinaire qui perdure depuis 32 ans. J’ai pu avoir la possibilité de m’épanouir, de rencontrer de grands professionnels, d’intégrer une association, l’association des barmen de France, qui permettait de voyager, de rencontrer des gens. Puis, je suis passé second, ensuite premier barman, puis assistant chef barman et enfin chef barman le 1er janvier 2000. C’est un établissement dans lequel je m’épanouis depuis 32 ans sur cette scène. J’aime dire que l’on fait du théâtre, que nous sommes de grands acteurs avec un spectacle différent que l’on donne chaque jour.

Et j’aime distiller tout ça. J’aime toujours ce que je fais, mais j’ai un besoin de respirer un peu ailleurs.C’est la raison pour laquelle je suis un ambassadeur auprès des écoles hôtelières pour le groupe Bacardi Martini France. Je parcours une quinzaine d’écoles hôtelières pour raconter l’histoire du bar, via un module extraordinaire conçu par Christophe Jumentier, du 15e siècle jusqu’à aujourd’hui.  Quand en face de soi, nous avons des gens intéressés, c’est génial ! Je fais des missions comme celles-ci, car ça me permet de voir ce qui se fait ailleurs. J’ai fait aussi deux missions en Inde pour le rhum Clément où j’ai parcouru les beaux palaces.  

Je suis également président d’une association qui s’appelle L’Association des Barmen de Normandie, qui regroupe une trentaine de membres. Ça permet de se rencontrer, de parler du métier, nous faisons des masterclasses pour toujours apprendre. Chaque année,nous organisons un beau Gala à l’Hôtel du Golf. Cela nous permet de gagner un peu d’argent, et au bout de 3 ou 4 ans, ça permet de couvrir les frais de magnifiques voyages pour partir à la rencontre de ceux qui font notre métier. Nous sommes parties en Écosse visiter les distilleries. En Irlande, en Martinique,au Mexique, au Portugal … À chaque fois, ce sont de belles aventures.  

Maintenant au sein du groupe Barrière, ce sont aussi de beaux voyages pour moi. J’étais il y a 15 jours à Abu Dhabi pour un dîner caritatif pour le Musée du Louvre, autour de cocktails et de mocktails. Et du consulting que je développe pour la marque. C’est bien, car c’est un groupe qui m’offre des opportunités de formation également. C’est une suite logique à ce que je fais. J’ai la chance de pouvoir m’absenter, car j’ai une équipe de dix personnes avec moi. Des fidèles qui sont extraordinaires et sur lesquels je suis sûr de pouvoir compter. Mon métier principal reste chef barman au Normandy Barrière. C’est d’abord ça. Et ensuite, le reste.   

Je dis toujours à mon équipe « il faut voyager, il faut voir d’autres cultures ». Et moi ça fait 32 ans que je suis au Barrière Normandy et c’est maintenant que je voyage. Je voyage à travers mon travail. Mes collaborateurs sont fidèles depuis 18 ans, 15 ans, 13 ans.

© Stéphane Dévé

Nous sommes un établissement à travers lequel tout a commencé en 1912. C’est un joli bateau dans lequel nous aimons travailler au quotidien.  

Je suis un grand défenseur des produits normands. Avec un poil de chauvinisme, en Normandie, on a un terroir qui est très riche. Aussi bien gastronomique, qu’avec les spiritueux. Tous les produits de la pomme : le calvados, les cidres, les spiritueux issus de cidre. Mais également les gins. Il y a plein de choses à mettre en avant. Je suis un défenseur au quotidien de la culture normande.  

On peut dire que le Normandy t’a fait voyager à travers sa clientèle ? 

Oui totalement. C’est une clientèle internationale. Nous voyageons au gré des saisons. Le Normandy est un établissement qui est ouvert toute l’année. Il n’y a pas de basse saison, nous avons toujours un événement : la vente de chevaux, les courses hippiques, le festival du film américain, les salons internationaux. Ensuite, avec les vacances et l’afflux de Parisiens.D’ailleurs, c’est pour cela que nous sommes surnommés le 21e arrondissement de Paris. Les festivals de jazz par la suite. Il y a toujours des événements tout au long de l’année ! Tous les week-ends c’est complet. Surtout depuis le phénomène des Gilets jaunes. C’est seulement deux heures de Paris. J’ai des clients à la défense qui m’appellent avant de partir du bureau pour leur réserver une table au bar, et déjeuner ensuite !  

C’est une belle destination, c’est facilement accessible. La clientèle est très cosmopolite.  

Des choses incroyables qui te sont déjà arrivées derrière le bar ? 

Je vais te la raconter même si je l’ai déjà racontée. J’en ai eu beaucoup, mais dans les plus mémorables : parler whisky avec Jack Nicholson, et à un moment donné il me demande la permission de passer derrière le bar.Nous avons une particularité au niveau du bar du Normandy. Nous avons beaucoup d’eaux de vie, notamment de Calvados. Mais nous avons aussi 150 références de whiskies. Pourquoi 150 ? Car la vitrine ne peut pas en contenir plus. Ça lui avait particulièrement plu et il voulait la voir de plus près. C’est quand même des moments qui sont complètement privilégiés.  

Nous avons eu Nicolas Cage. Ou encore Pierce Brosnan qui me demande un Dry Martini. À ce moment, tu te dis s’il y a bien un jour où tu dois pas te louper dans ta carrière c’est bien à ce moment-là. Il n’y avait pas de places, il s’est mis à un petit bout de comptoir en face de moi, en plein festival. Et quand tu lui demandes si ça lui plait et qu’il te répond « Fantastic sir ». Là, à ce moment précis, tu sais pourquoi tu fais ce métier-là ! C’est juste des moments qui sont très privilégiés.  

Il y a aussi le jour où Nicole Kidman qui est venue me demander un verre de vin blanc en robe de soirée. 

Pour Pierce Brosman, tu lui as fait au shaker ou à la cuillère ? 

(Rires !) Je lui ai demandé. Mais je lui ai fait à la cuillère avec olive. Et il m’a même demandé sur glace.  

Il y a des moments également qui ont été plus intenses avec quelqu’un avec qui je lie une profonde amitié depuis quelques années, un monsieur qui s’appelle Laurent Gerra. On a même créé un cocktail ensemble. Il m’a créé le nom, c’est le fameux MojiDos. Je connaissais l’homme épicurien, et le jour où je lui ai présenté ce cocktail là, il m’a dit « c’est vachement bon, comment tu l’as appelé ? ». Je l’avais appelé le mojito by Dupont, car le calvados venait de chez Dupont. Au bout de quelques verres, il avait beaucoup plus d’idées et il me dit « Tu devrais l’appeler MojiDos ».  Depuis, on a fait des articles, des émissions radio. Et le cocktail est même arrivé sur le carnet des cocktails contemporains que les mentions complémentaires barman apprennent désormais.  

32 ans au Normandy, 19 ans chef barman, quelle patte as-tu voulu posé sur le bar de l’hôtel Normandy ? 

J’ai pris ça comme une transmission. Je ne suis que l’usufruitier du bar que je transmettrai. Je n’ai rien révolutionné. Le bar du Normandy existait avant que j’arrive et jouissait déjà d’une belle notoriété. Je n’ai fait qu’entretenir. Que les gens se sentent bien avec le piano, avec la cheminée. C’est une atmosphère que les gens adorent. La seule problématique, c’est qu’on est obligé de refuser des centaines de personnes par jour.

Je ne dis jamais « Je », car on travaille en équipe. Je ne fais jamais rien tout seul. Tout ce que nous référençons, tout ce que nous créons, c’est fait en collaboration avec mes assistants, ma brigade. J’ai beau être le commandant d’un magnifique paquebot qui s’appelle le Normandy, mais comme tout commandant, si je suis seul, je ne peux pas faire naviguer la chose.  Chacun apporte sa pierre à l’édifice.

J’attache beaucoup d’importance à quelque chose qui revient un peu sur la scène du bar : nous ne sommes pas des stars. Flo Henry m’a dit il n’y a pas longtemps « nous ne sauvons pas des vies ». C’est vrai. Je trouve la starification de notre métier trop excessive. Je me suis senti tellement bien lors d’une expérience il y a peu à Florence, car j’avais des gens autour de moi qui avaient la même vision du métier, qui étaient des gens entiers avec qui nous pouvions parler, échanger. Aujourd’hui, je trouve notre métier trop starisé et on revient à des valeurs qui sont des valeurs humaines.

Ça passe par l’accueil. L’accueil et encore l’accueil. Être là et savoir accueillir les clients. C’est la première chose que j’apprends. Je reçois une quinzaine de stagiaires d’écoles hôtelières par an, de toute la France. La première chose que je leur apprends, sans remettre en cause leur éducation parentale, c’est de savoir dire bonjour. C’est fou. Comment dit-on bonjour à un client. Le savoir-faire c’est très bien, mais le savoir-être est plus important. Comment se comporter. La façon de se tenir. Nous sommes dans un 5 étoiles avec de la rigueur et une certaine élégance, mais je veux du naturel. Surtout pas que ce soit oppressant. Prendre soin du client du début jusqu’à la fin.  

Tu peux faire un excellent drink, mais recevoir un accueil pourri. Tu ne retiendras que l’accueil. Mais si tu as un accueil extraordinaire avec de la bienveillance, mais que le drink n’est pas forcement à la hauteur, ça passera. Le client reviendra quand même.  

En termes de management, je marche à l’affectif. J’ai la prétention que pour pouvoir travailler avec les gens, j’ai besoin de les aimer et j’ai besoin qu’ils m’aiment. Ça fait rire les cabinets internationaux de management avec lesquel nous faisons des stages de temps en temps. Mais je ne sais pas travailler autrement. Je manage à l’affectif, c’est ma philosophie.  

Je ne fais que continuer que l’oeuvre qui a été commencée par mes pairs, par mon successeur, et avec une touche un peu plus contemporaine. Mais je n’ai rien révolutionné du tout.  

Marc Jean chef Barman du Normandy  au Comptoir

As-tu des mentors dans la profession ? 

Celui qui m’a fait prendre conscience, un jour, ça a été un chef cuisinier. C’était Thierry Marx. J’étais chef barman au Normandy depuis 4 ans. Même si nous pouvions nous permettre des choses, nous avions des codes.

Un jour, j’étais invité au Musée de l’homme à Paris pour le lancement d’un nouveau millésime de champagne. Je ne connaissais pas du tout Thierry Marx à l’époque. C’était il y a 15 ans, il n’avait pas la notoriété d’aujourd’hui. Nous arrivons dans ce lieu avec les cordons pour ne pas approcher les tableaux. Un endroit très symbolique. Chargé d’histoire. Un endroit solennel. Et pendant le dîner, il nous sert des choses qui fument, qui flambent et qui sont complètement décalées dans la présentation. Et ça termine avec le chef qui nous fait des glaces avec une pseudo piste de danse et des stroboscopes, en travaillant avec de la glace carbonique. Je me dis c’est qui ce type qui est tellement décalé par rapport à l’endroit. À l’issue du dîner, il vient avec ses gars tout en noir, casquette noire pour se présenter. Et il dit une phrase et tous les jours, cette phrase je m’en sers : « Il n’y a pas d’opposition entre tradition et innovation ». Et alors là je te jure que cette phrase résonne encore dans ma tête, alors que c’était il y a une quinzaine d’années ».  

Le lendemain, j’ai dit aux gars, on va faire des choses plus fun, plus osées, tout en restant adéquation avec le respect du produit et les exigences que nous devons avoir dans un lieu comme le Normandy.

J’ai revu complètement ma façon de voir les choses, même par rapport au milieu du luxe. Nous pouvons servir des eaux de vie givrées dans des magnums, ajouter de la théâtralisation à table avec des sprays. Je ne l’aurais jamais fait avant si je n’avais pas rencontré ce monsieur.  

Ensuite, je puise mon inspiration partout. J’ai une grande admiration pour Agostino Péronne. Quand je vois l’expérience qu’il a mise en place avec son Dry au trolley au Connaught hôtel. Il avait refait une masterclass il n’y a pas longtemps où il n’avait pas fait de cocktails et il avait dit « notre métier, ça ne se résume pas à faire des drinks, ou savoir faire un beau cuban roll, mais ça reste l’hospitalité ».  

Pour des personnes qui voudraient faire barman, quels conseils leur donnerais-tu ? 

Pas plus tard qu’avant-hier, j’avais une école qui est venue me voir et je leur disais d’être passionnés, d’être eux-mêmes. Aimez votre métier. Aimez le client. Et cela tous les jours de l’année. Sinon, c’est éphémère.

C’est un métier qui va très vite. Ces 15 dernières années, ça a pris un envol fulgurant. Chacun a une personnalité, donc n’essayez pas de ressembler à quelqu’un d’autre. Et le reste, ça viendra naturellement.  

Et bien sûr, je conseille de voyager et de rencontrer des cultures différentes. Regardez, soyez curieux. Aujourd’hui, les jeunes ne sont pas assez curieux. Quand il y a des moments de calme, je les incite à passer derrière le bar, à regarder les bouteilles. Chaque bouteille est un livre. Tout est marqué dessus. Tu prends une bouteille de Bombay, tu as toute l’histoire, tu as même les épices qui sont gravées dessus. C’est plus parlant que sur un magazine ou que Wikipédia.  

Que peut-on te souhaiter pour 2020 ? 

Déjà, la même chose que 2019 ! Je m’en contenterai bien. J’arrive à un tournant de ma carrière où je suis dans la transmission. Ça ne veut pas dire que j’arrête tout, bien au contraire. Mais j’ai découvert grâce à BMF un milieu passionnant et quand tu as des jeunes qui te demandent s’ils peuvent manger avec toi le midi pour continuer de parler des anecdotes et de mon vécu, c’est génial. Je peux faire vivre ma passion et partager du réel, de l’émotion. Alors pour 2020, encore plus d’aventures, de voyages et continuer à transmettre mon savoir-faire et le savoir-être qui est primordial. Il ne faut jamais oublier d’où l’on vient. Et je serai très comblé.  

Author

Fondateur de ForGeorges - plus de 1 000 bars testés à travers le monde - prend autant de plaisir à tester un nouveau bar, que déguster un spiritueux ou un verre de vin en bonne compagnie ! Spécialiste de la loi Évin et dénicheur de bonnes idées et innovations pour les marques d'alcool ! Son cocktail préféré ? Tous à partir du moment où ils font passer un bon moment (mais ne crache jamais sur un old fashioned bien réalisé ! ). Auteur des livres : Le Whisky C'est pas Sorcier, Le Rhum c'est pas sorcier et Les Cocktails c'est pas Sorcier, aux éditions Marabout et traduits en plusieurs langues (Anglais, chinois, japonais, russe, italien, néerlandais...) Auteur des livres : Le Whisky C'est pas Sorcier, Le Rhum c'est pas sorcier et Les Cocktails c'est pas Sorcier, aux éditions Marabout et traduits en plusieurs langues (Anglais, chinois, japonais, russe, italien, néerlandais...)

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