Pénétrer au Secret 8, c’est plongé dans un lieu unique. Un lieu caché, où il faut mettre ses méninges en branle afin de résoudre une énigme permettant d’y accéder. À l’intérieur, un lieu hors du temps, à 2 pas de Concorde. Une bulle de calme au coeur d’un quartier en pleine effervescence.Nous y rencontrons Régis Celabe, aux commandes du bar. Un artiste du cocktail pour qui le contenant est aussi important que le contenu.
Quel a été ton parcours pour devenir bartender ?
Cela fait quelques années que je fais ce métier. Je suis originaire du Pays basque. J’ai commencé par l’école hôtelière à Biarritz. Bac techno, BTS, puis mention complémentaire barman. À la sortie de la mention, j’ai travaillé au Château de Brindos à Anglet, un relais château qui appartenait au groupe Serge Blanco. J’y suis resté 3 ans, puis en 2006, j’ai voulu tenter l’aventure parisienne. Je suis rentré au Murano à Paris avec Sandrine Houdré-Grégoire. Une superbe expérience dans un établissement canon, et avec une très belle équipe. À l’époque, il y avait Guillaume Guerbois, son assistante Marie, Nicolas, Marie-Laure Dupuis, Sullivan aussi. J’ai fait 3 ans, puis j’ai suivi Sandrine sur le projet de l’hôtel Édouard VII. J’ai fait un an et je suis parti en Australie pendant 3 ans !
Pourquoi l’Australie ?
J’avais envie d’autres choses. De faire un break avec le métier et découvrir un peu la vie, car tout s’était enchaîné. Quand je suis parti en Australie, je n’avais pas la volonté de découvrir l’industrie du bar, mais plus de vivre. Vivre une vraie vie. J’avais 29 ans. J’étais à la limite du visa Working Holiday. Je suis parti un an à Sydney : 6 mois dans un restaurant au-dessus de l’Océan, avec vue sur la plage de Bondi. Un endroit à la cool, et branché. J’ai voyagé 2 mois et j’ai pris un job alimentaire de food runner à Sydney. C’était un restaurant français qui appartenait au groupe Merival. J’ai fait ça pour les 3 mois qui me restaient.
Mon visa arrivait à terme, mais je n’avais pas l’envie de rentrer en France. J’ai enchaîné en Nouvelle-Zélande. Le projet était d’y rester d’un an, mais je n’y suis resté que 6 mois, car j’ai réussi à obtenir un sponsor pour revenir en Australie. C’était pour l’ouverture du bar Palmer & Co. Un speakeasy à Sydney, qui fait partie du groupe Mérival, et qui cherchait à l’époque une équipe internationale.
J’ai tenté le coup. J’ai fait l’entretien avec le chef barman du groupe par Skype et à la fin de l’interview ça ne l’a pas fait à cause des problèmes de mon visa qui était arrivé à terme. Mais un mois après, j’ai reçu un mail des ressources humaines qui voulaient lancer une procédure de sponsor avec moi. Donc je suis reparti en Australie. Palmer&co. était un magnifique bar, avec une grosse, grosse équipe. Trois bars d’envoi, une dizaine de bartenders. Ouvert tous les jours jusqu’à 4h du matin. Là, je découvrais vraiment le management à l’américaine, version australienne. Au bout de 2 ans, j’ai eu envie de faire des choses nouvelles, d’avoir plus de responsabilités et j’ai décidé de rentrer en France pour ça.
Retour à Paris dans un autre cadre ?
Quand je suis rentré, j’ai intégré l’équipe du Park Hayatt Place Vendôme avec Yann Daniel. C’était ma première vraie expérience dans un palace. Le Murano c’était un 4 étoiles, mais c’était rock’n roll. Là, c’était vraiment l’expérience du luxe avec les procédures qui vont avec. Au bout d’un an, je me suis rendu compte que ce côté très strict, ce n’était pas fait pour moi. Ce fût une expérience très formatrice et positive, mais être bien rasé tous les jours, des audits pour tout, être constamment évalué. J’ai trouvé ça trop pesant et je suis passé chef barman de l’hôtel Jules et Jim, un boutique hôtel dans le Marais. C’était le grand écart ! Un petit bar caché beaucoup plus cool. On travaillait en jean, baskets, et pull brandé Jules et Jim. Un bar qui ferme à 23h, je n’en connais pas beaucoup (rires). Ensuite, on m’a proposé le projet du Secret 8, il y a 3 ans, et depuis je suis ici !
Parle nous du Secret 8 où nous sommes actuellement !
Nous avons ouvert en juin 2017. Le bar Secret 8, c’est un projet Matthias Giroud, Bouddha Bar et Tigre Blanc à l’époque. Je le décrirais comme un cabinet de curiosités, intimiste avec une identité qui n’a rien à voir avec celle de Bouddha-Bar. La décoration est un gros point de ce lieu, mais nous allons garder le secret. La musique et l’identité cocktails sont également différentes de Bouddha Bar. Nous allons travailler sur les contenants. J’essaie de faire le maximum de produits maison. De travailler des saveurs que nous n’avons pas l’habitude de voir en cocktails. Tout en restant dans des choses compréhensibles pour le client. Je suis seul au bar, sans laboratoire ni office, donc je m’adapte avec les moyens que j’ai.
Et au niveau de la carte cocktails ?
C’est une carte qui va durer jusqu’à Mars. Je fais une carte printemps / été, et une automne / hiver. Je suis en train de travailler sur un projet de carte qui va durer un an. Elle se fera en collaboration avec un artiste. L’artiste est opé sur le projet, mais il reste à définir encore quelques points. Je souhaite travailler sur un support de carte différent. Quelque chose à l’image de Secret 8.
Où puises-tu ton inspiration ?
J’aime cette question, mais je ne sais jamais répondre. Ça vient de tout ce qui se passe autour de moi. La carte actuelle, je suis parti sur le thème du cinéma. J’avais vu des verres qui me plaisaient et le thème du cinéma est apparu.
Depuis que je travaille au Secret 8, ma façon de travailler a évolué. Le verre va souvent inspirer le cocktail. J’aime bien travailler des verres avec une identité très forte visuellement, tout comme je vais travailler parfois une verrerie simple et classique. J’aime bien travailler aussi sur les présentoirs que je fabrique moi-même. Vu que je suis tout seul au bar, je réfléchis aussi lors de la conception au temps d’attente pour les clients. Je ne peux partir que sur des cocktails extravagants. J’adapte la verrerie par rapport à ça.
Le problème aussi quand on a des verres un peu trop jolis, il arrive que les clients partent avec…
On peut dire que tu as la passion du contenant ?
Ah oui complètement ! Avec le contenant, il y a cet aspect artistique, créatif qui me plaît. Mais je n’oublie pas non plus le contenu. Que les recettes soient bonnes et plaisent.
Ce que j’aime avec le contenant, c’est quelque chose de physique que tu peux prendre dans les mains. Le cocktail est éphémère. Une fois terminé, il n’existe plus. Mais le contenant il est physique. Tu peux le toucher, le prendre en photo. Et cela s’est accentué quand Libbey a sorti son concours Glassology. J’ai eu la chance de participer au 1er, le seul français à l’époque. Je suis parti au Portugal, on a fait des visites, des masterclasses. C’est quelque chose où nous, les barmen, nous n’avions pas de connaissance dessus au début.
As-tu déjà eu le cas de figure du contenant qui te plait, mais que tu n’arrives à intégrer à ta carte ?
Non, pour le moment ça va, j’arrive à me débrouiller (rires). Par exemple la patte de poulet qui est là (NDLR : Régis nous montre un verre en forme de cuisse de poulet posé sur l’étagère). Au début, je me suis dit qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire là dedans. Et finalement, ça vient !
C’est plus dur parfois pour moi avec des verres classiques. C’est le revers quand tu travailles avec des contenants qui sont autant visuels et extravagants. Tu as l’impression que c’est trop classique, ou qu’il manque quelque chose.
Comment les clients réagissent à ces contenants atypiques ?
Les gens aiment beaucoup. Quand les cocktails arrivent sur table, on voit qu’il se passe quelque chose. Dans l’ensemble, les retours sont très positifs.
Tu dirais que ça modifie l’expérience cocktail ?
Ça apporte une valeur ajoutée. Ce qui peut justifier aussi les tarifs : 18 euros. C’est le même tarif qu’en bas, au Bouddha Bar, où c’est une verrerie plus classique. Quand tu vois le verre arriver, c’est propre et bien présenté. Puis le contenu va jouer. Il faut vraiment qu’à l’intérieur du verre ça suive aussi. Le beau verre a un revers, c’est que les gens s’attendent à de l’exceptionnel. Je ne dis pas que je fais de l’exceptionnel. Je n’ai pas cette prétention. Quand je crée la carte, j’ai toujours ce stress : j’ai tel verre, mais est-ce que les gens vont aimer ce que je mets dedans.
Si on parle contenu, as-tu des alcools de prédilection ?
J’aime beaucoup travailler les huiles essentielles et les eaux florales, via Matthias et Sandrine qui m’ont fait découvrir ça. Nous sommes sur quelque chose que l’on peut travailler sur les cocktails avec et sans alcool. Car j’ai envie aussi de valoriser les cocktails sans alcool.
En termes d’alcool, j’aime bien travailler la vodka, le gin et maintenant j’aime bien le mezcal aussi. Il y a aussi créé des cocktails à base de bière qui me plaît.
Je suis ouvert à tous les alcools, certains vont m’inspirer plus que d’autres. Il y a juste le champagne en cocktail où j’ai du mal. Pour moi le champagne c’est nature.
Entre technique et créativité, tu te places où ?
Je suis beaucoup plus créatif que technique. Il y a des barmen sur Paris qui ont une technicité bien plus élevée que moi, et je le dis sans aucune honte. En plus, le fait de travailler seul fait que c’est moins évident d’échanger sur le sujet. En termes de technique, la clarification par exemple, je le travaille, mais je ne maîtrise pas complètement encore. J’apprends via les livres.
Mais je suis plus un créatif, et c’est là dedans que je compte me diriger de plus en plus. C’est pour ça que pour moi, des barmen comme Remy Savage qui ont à la fois cette technique et cette créativité derrière, je trouve ça super intéressant. Un barman que j’apprécie beaucoup aussi c’est Florian Thireau qui a une technicité très poussée et je trouve ça génial.
Entre 2006, et aujourd’hui, quelle différence dans le monde du cocktail ?
Ça a énormément évolué. Quand je suis arrivé à paris, si tu voulais aller boire un bon cocktail, il fallait aller dans des bars d’hôtels, ou le bar du forvm. Mais tu n’avais pas tous ces bars indépendants comme tu peux avoir aujourd’hui.
Il y a une chose qui me dérange : on a tendance à dire que la scène cocktail a évolué avec l’arrivé de certains types d’établissements. Oui, je suis d’accord, mais il y avait déjà une scène cocktail avant. Différente, mais elle était là. Les marques étaient là aussi.
Ça a évolué aussi d’un point de vue technique. Aujourd’hui, on va travailler les produits maison. Je trouve ça super, mais il faut faire attention et maîtriser le sujet. Il y a une législation par rapport à cela. Même si je fais attention d’en avoir moi-même, je ne fais pas que ça, car derrière il y a beaucoup de travail. C’est comme cette mode du Rotovap. OK très bien. Mais je pense que c’est un sujet dangereux, car si tu le maîtrises mal, il peut avoir un impact sur le consommateur. Je m’y intéresse, mais je ne vais pas vent dessus, car je ne maîtrise pas le sujet. En tant que bartender, nous sommes responsables de ce qu’on propose.
Les moyens de communication actuellement aussi permettent des choses que l’on ne pouvait pas faire avant, et beaucoup plus vite : pour se renseigner, pour montrer ce que l’on fait. Sans parler du star système, mais c’est un autre sujet…
Il y avait une culture cocktail qui était là avant et qui a évolué dans l’offre, la technicité, et via le consommateur. Même si nous ne sommes peut-être pas au niveau de la clientèle anglaise ou américaine, les gens s’intéressent aussi beaucoup plus à ce qu’ils boivent. Et c’est très bien.
Faut il s’adapter au consommateur ou faut-il faire évoluer les consommateurs ?
Je me situe entre les deux. Il m’arrive d’avoir des gens ici qui me demandent une vodka Redbull. Je n’ai pas de boisson énergétique ici, car ça ne colle pas avec le concept du lieu. Mais après je vais leur proposer une vodka tonic, mais en essayant tout de même de les diriger vers des cocktails.
Par exemple, le mojito ici, je ne le fais pas. Ce n’est pas que je ne veux pas le faire, mais quand le consommateur ne sait pas quoi prendre, il prend un mojito. Et si tu en vends un, tu en vends dix dans la soirée. Ce n’est pas le but du concept du Secret 8. C’est le seul cocktail que je ne fais pas. En plus, la verrerie ici n’est pas adaptée et je n’ai pas envie que les gens soient déçus. À part ça, mon but c’est de satisfaire ma clientèle, car on est un bar. J’essaierai de l’orienter vers des créations, mais s’il veut vraiment une vodka cranberry, et bien je lui ferai une vodka cranberry.
Tu avais fait plusieurs compétions de barmen ?
Pendant plusieurs années, j’en ai fait. Là j’ai arrêté, car je suis trop vieux pour ça. Maintenant, ce qui m’intéresse, c’est d’être jury. Non pas pour juger, mais pour voir ce qui se passe et observer. J’ai fait The Bartenders Society, la première édition. J’avais fait Glassology aussi, car c’était novateur. Je ne savais pas à quoi m’attendre et c’est ça que je trouve intéressant.
Qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour l’année à venir ?
De continuer à faire ce que j’aime ! Peu importe quand quel sens, où et avec qui.