Regarder le monde du bar à travers les yeux d’un bartender, c’est ce que nous vous proposons aujourd’hui. Elle s’appelle Charlotte Crenn, bartender engagée et engageante, et c’est à Lyon qu’elle nous emmène en bar tour aujourd’hui.
En juin 2023, j’ai rencontré Georges. Au détour d’un citronnier de Murcia, je lui ai demandé avec une certaine véhémence de venir voir ce qu’il se passait en province. Il m’a expliqué qu’il aimerait beaucoup pouvoir passer plus de temps à écumer les bars à cocktails des routes de France, mais que son foie et son emploi du temps ne le permettaient pas. On n’a plus vingt ans, mon vieux. Et puis, avec un œil pétillant, il m’a dit : « T’as qu’à le faire, toi ! ». Mes yeux ont pétillé aussi. Alors me voilà lancée dans la sacro-sainte mission de braquer les humbles projecteurs de ForGeorges hors du périph’. Et mon premier arrêt sera Lyon.
Il y a quelques mois, j’ai rencontré Juan-Carlos, au milieu de la fameuse Cocktail Street du Whisky Live. Quel bonheur de pouvoir passer 6 heures à parler cocktail et fermentation sans qu’un rabat-joie vienne nous dire « Tu parles que boulot, gnagnagna c’est chiant ». Je me suis dit qu’aller lui rendre visite à Lyon serait l’occasion de mettre mon plan machiavélique à exécution et de faire un bar tour avec un local pour découvrir les subtilités et les pépites de la scène lyonnaise. Voici les perles que j’ai rencontrées sur mon chemin.
1 – Kodama
« Jamais entendu parler ». Normal mon chou, c’est ce qu’on appelle une pépite cachée. Juan m’a emmené voir ses potes, dans un bar un peu excentré du tumulte des grandes places de Lyon. KO-DA-MA : un bar spécialisé en saké, et tout ce qui touche de près ou de loin au Japon et à la Corée. Gros crush devant la bibliothèque étonnante de boissons fermentées au koji, et la passion de Julie qui te fait le film de ses aventures WTF au pays du soleil levant. Elle sait recevoir, ça se sent. Elle aime le partage et nous emporte avec elle dans ses voyages gustatifs ponctués d’éclats de rire. C’est ça l’hospitalité.
La carte de cocktail est humble : pas spécialement de graphisme, mais 12 cocktails autour du Shochu, du saké, du thé ou autres aromatiques typiquement asiatiques. C’est maîtrisé, c’est bien fait, et puis c’est l’occaz’ de voir ce que donnent les spi Jap’ en cocktails. Entre deux gorgées de mon Ninjin Keiki, Julie nous fait goûter ses coups de cœur du moment : un saké de riz rouge Asamurasa (miam) et un Bekseju, un brassage de riz gluants et d’épices made in Corée, qui donne pleins d’idée derrière la tête.
Je prends une petite bouchée d’Onigiri maguro (un onigiri au thon épicé) préparé par Seb en cuisine. Je fais le tour du bar, me rêvant dans une espèce de galerie new-yorkaise, entourée des photos de William Chareyre (@w.illch), je voyage entre Tokyo et Bangkok en noir et blanc. Il est déjà temps de partir, mais cette parenthèse et ses hôtes auront conquis mon cœur.
2 – Groom
Il y a un pari pas facile à tenir dans le monde du cocktail : le démocratiser, dépoussiérer son image de boisson de bourgeois, lui donner un aspect festif, bref conquérir les Français buveurs de vin. Pari d’autant plus difficile à tenir quand on sort de la grande métropole cosmopolite qu’est la capitale. Alors quand un bar/nightclub s’évertue à proposer autre chose à ses clients que de la vodka redboule et de la pisse houblonnée (no offense, je suis une grosse buveuse de Jupiler, mais appelons un chat un chat), eh bien moi ça me donne envie de danser (alors que je n’aime pas ça). « Venez tôt, partez tard ». Ça me va ! Cependant, le Groom est malin. En haut, il propose des cocktails dans de la belle verrerie, des jolis garnis et un service clean. En bas, par contre, ça chahute, ça se pousse, ça danse, ça sent un peu le poppers mais là toujours : des cocktails. Les mêmes en plus simple, pour fluidifier le service, éviter la casse. La carte est canon, signée par @goodbye.soto : appuyer sur des styles Jap pop culture, chaque cocktail s’accompagne d’une illustration évolutive. Ça en jette, c’est ambivalent et plein de couleurs, à l’image du Groom et de sa clientèle qui oscille entre trentenaires décontractés et étudiants bourrés. J’aime quand les mondes se mélangent. Ici ça marche. Je termine mon cocktail tour pour aujourd’hui. Il est trois heures du matin, j’ai esquissé trois pas de danse, il est temps d’aller recharger les batteries.
3 – Mimo
La synesthésie, ça vous parle ? « Un individu dit « synesthète » est capable d’associer plusieurs sens à un seul stimulus. Par exemple, une personne peut associer un son à une couleur, une date à une personnalité, une couleur à des lettres pourtant écrites en noir, etc. »
Coup de bol, il s’avère que Juan et Justine, sa Padawan, le sont tous les deux. Alors depuis déjà plusieurs mois, ils travaillent d’arrache-pied sur une carte qui associe les goûts aux couleurs, comme le font leurs cerveaux tortueux de petits savants fous. La carte, au-delà de la promesse de son thème, a aussi quelque chose d’unique : Mimo est probablement le bar qui pousse le plus loin l’art de la fermentation dans les cocktails.
Ceux qui se sont frottés à l’exercice, savent qu’intégrer ces goûts fermentaires dans des cocktails, sans qu’ils ne soient buvables seulement par ceux qui mangent du miso à la petite cuillère, demande beaucoup de travail et énormément d’équilibre. Cependant, la prouesse est réussie. La cave du Mimo a des airs de dive laboratoire, avec des SCOBY (mères de Kombucha) grosses comme des frisbees, des bocaux en veux-tu en voilà remplis de « ginger bug » d’oignons et de fraises, des petits tanks avec de l’hydromel ultra fermenté incroyable, des utilisations stupéfiantes du koji et surtout deux Dr. Jekyll qui t’expliquent qu’il n’y a aucune limite dans le monde de la fermentation pour qui a de la patience et de la passion.
En plus de réutiliser des techniques ancestrales, une très bonne maîtrise de cet art c’est qu’il est à la fois écologique et économique. El Professor va jusqu’à recycler sa Kombucha trop acide comme désinfectant dans son labo. Un jour, il se pointera avec une casquette faite en scoby, on rigolera moins.
Juan m’a expliqué qu’il faisait une confiture de lait d’aubergine grillé qui sortait de stupéfiantes notes de vanille et de café grâce à la réaction de maillard.
Il en a mille des secrets comme ça, et good news : il est toujours prêt à partager son savoir ! N’hésitez pas à le contacter sur son instagram @cero.jc si vous avez la moindre question.
4 – Abstract
Évidemment, en débarquant fin novembre à Lyon, je ne pouvais pas m’empêcher d’aller faire un tour au nouveau bébé de Rémi Savage et des jumeaux Moudoulaud. Pour être honnête, j’en avais entendu parler pendant mon cocktail tour. Ça taillait un peu sur l’emplacement très excentré du spot. Moi, j’en ai profité pour faire ma balade en solo dans Lyon, avec du Fleetwood Mac dans les oreilles. J’en ai un peu bavé quand il a fallu monter whatmille marches pour arriver sur les hauteurs de la ville.
Et puis au milieu de nulle part, il apparaît enfin : le fameux bistrot Abstract.
L’extérieur sent bon le vintage retravaillé, avec la réutilisation maligne des grosses lettres en fer de l’ancienne enseigne du Bar Tabac Restaurant qu’était l’ABSTRACT avant l’ABSTRACT. Je rentre, il n’y a pas un chat. Romain est derrière son bar : il me regarde l’air ébahi « Oh bah qu’est-ce que tu fais là ? ». Ouais, pas fréquent de voir une camarade Bretonne à l’autre bout du monde de la France. Je m’installe.
La déco est tout en contraste : le gros bar centrale en bois et feuille d’inox (et ses airs de Catwalk), les banquettes en cuir rétro, et au fond une grande baie vitrée en dichroïque tout en contraste qui laisse deviner la distillerie ultra-moderne qui se cache derrière.
Je commande un cocktail : un dry martini au beurre Bordier. Beurre noisette monochrome, sirop de riz, eau de fleur d’oranger. La promesse est tenue, la texture et les goûts sont là. C’est précis, mais honnêtement je me doutais déjà que ce qu’il y avait dans les verres allait me régaler.
Et puis à 18h, la magie opère. Le bar se remplit d’une bande de voisins, des quadragénaires et leurs gamins, visiblement déjà habitués des lieux. Ça parle fort, ça rigole, les gamins commandent des Indiens et se font des courses-poursuites autour du comptoir. C’est à ce moment-là que je me rends compte que ce bistrot est un vrai bistrot. Ça me rappelle mes après-midis passées au comptoir du Château d’Eau dans le 10ème, ou du Tir Na Nog à Brest. Ça sent bon la maison et la connerie. C’est dimanche, c’est décontracté, on s’appelle par nos prénoms et on choisit la musique. Je vis un moment authentique, loin des courbettes que pourrait être un bar de Startender. Finalement, j’ai passé ma nuit accoudée au comptoir, à manger des huîtres avec Sara, à raconter des conneries à Faustine (j’aime bien Faustine, elle se bidonne à chacune de mes blagues). Justin et Romain m’ont fait visiter la distillerie de derrière, qui est impressionnante de machines high-tech Buchi.
Mais en vérité, ce qui a fait chavirer mon cœur de Brestoise bonne vivante, c’est de passer ma soirée à refaire le monde en enchaînant les Picon passion à 3,50€.
Mentions spéciales :
Un Fantôme à l’Opéra
Qui a un peu étendu son réseau dans le monde du bar a déjà rencontré le sourire chaleureux de Jessy. Une femme forte qui régit et transmet ses connaissances à son équipe, c’est ça qu’on aime. Passionnée de whisky, elle expose une belle collection derrière le bar et ne compte pas s’arrêter là, en mettant en place une vitrine pour ses bouteilles d’exceptions. Mais ce qui distingue le Fantôme des autres bars de Lyon, c’est sans nul doute le côté complètement « What The Fuck » des cocktails de la Lyonnaise. Sa dernière création : « Alerte à la Cochonne » (T’as saisi la référence au Cœur a ses Raisons ?), servis dans un verre en porcelaine en forme… de cochon, évidemment ! Pour sûr, ça contraste avec l’atmosphère ultra feutrée du lieu, et ça c’est fun !
Sauvage
Ce bar m’a mis une claque. Pierrick vient de sortir sa nouvelle carte, qui ressemble à un petit fanzine de ville, propre, coloré, bien illustré, et surtout : très bien organisé ! Il propose une vingtaine de cocktails créatifs (avec un penchant assumé pour le Low ABV), avec une très belle recherche de produits. Son back bar est une énorme bibliothèque d’apéritifs en tout genre, et la fin de son menu de cocktails les énumère tous : 7 quinquinas, 4 gentianes, 14 vermouths, 9 bitters, 5 Amaros… etc. Le nombre de combinaisons possibles est infini !!
Conclusion :
Le cocktail est définitivement installé à Lyon. La ville compte une dizaine de bars à cocktails de qualité, et continue sur cette voie. Le public lyonnais est donc maintenant relativement éduqué et réceptif à la mixologie. Troisième ville la plus peuplée de France, elle trace son sillon tranquillement dans le monde de la cuisine liquide. Néanmoins, j’ai tout de même été étonnée par le côté assez individualiste que semble avoir la communauté de bartenders. Pas d’association, pas vraiment de collectif, et une petite tendance à se tirer dans les pattes parfois… Come on Lyon, sharing is caring !