« C’est la crise, mon pauv’ monsieur. » Pas une réunion depuis plusieurs mois sans entendre cette douce ritournelle. À coups de benchmarks, de projections et d’autres outils (plus ou moins fiables selon les interlocuteurs), les grandes sociétés annoncent que le secteur des spiritueux ne va pas fort. La profusion de distilleries françaises – quasiment une centaine – pourrait laisser croire le contraire… Et le problème, c’est que rien ne semble réellement entrepris pour colmater la situation. Nous avons identifié 6 freins, certainement pas les seuls, qui posent question.
1. Une incompréhension du milieu des spiritueux et de l’hospitalité
Chaque mois, entre 50 et 100 nouveaux produits débarquent en moyenne sur le marché français. Chacun est présenté comme le plus original, le meilleur, le plus écoresponsable… Mais pourquoi un consommateur ou un bartender choisirait-il ce nouveau produit alors qu’il dispose déjà de 25 alternatives ? Les spiritueux forment un milieu où l’humain reste essentiel. Il faut faire découvrir le produit, le faire déguster, le rendre attachant. Cela prend des années, tandis que beaucoup adoptent une vision court-termiste ! Que certaines marques ne comprennent pas le rôle d’un brand ambassador est révélateur de la crise actuelle que traverse le secteur. Que d’autres abandonnent leur costume de start-upeur pour « monter des distilleries car c’est cool » en est un autre. Dans les deux cas, la compréhension de l’industrie reste étrangement superficielle.
2. Un manque de créativité
Quand avez-vous pour la dernière fois ressenti une vraie claque en découvrant un produit, en vous disant : « C’est vraiment innovant ça ! » ? Tout le monde reste centré… sur son nombril, ou plutôt sur celui de son concurrent ! Résultat : l’entreprise 1 sort un produit, rapidement imité par les entreprises 2, 3 et 4, puis quelque temps après par les entreprises 5 à 99, qui espèrent profiter des efforts des grandes marques pour surfer sur la tendance sans investir une fortune. Résultat : tout finit par se ressembler, ou presque ! Les apéritifs amers, les rhums épicés, les rhums arrangés, les gins, etc. Même les stratégies de promotion des drinks sont identiques. Vous doutez ? Regardez ce qu’il se passe avec le Paloma, pour qu’au final, le grand public n’arrive toujours pas à identifier ce cocktail …
3. Des cabinets de tendance qui se plantent souvent…
Aujourd’hui, plus aucun lancement de produit n’a lieu sans des études pompeuses de cabinets de tendance. On nous promettait le succès des Hard Seltzers en France. « L’évolution de ce marché est colossale », disaient même certains en 2021. Moins de trois ans plus tard, qu’en reste-t-il ? Les rayons des supermarchés se sont vidés, les dépôts de bilan se sont multipliés, et ceux qui subsistent tentent de se réorienter vers les cocktails prêts à boire ou la bière. Un flop… loin d’être un cas isolé.
Vous pensez que c’est contradictoire de dire cela par rapport au point précédent ? Pas du tout. Aucune créativité dans ces lancements, juste une copie de ce que les ricains ont fait, sans se préoccuper des aspérités du marché français.
4. Le manque de prise de risque
À une époque, la prise de risque était valorisée, voire même encouragée. Aujourd’hui, il est hors de question de se mouiller sous peine de se faire clouer au pilori. Résultat : des armées de personnes, aussi appelées « passe-plats » dans le jargon, qui ne prennent aucune décision, jusqu’à la place de la virgule dans une phrase parfois ! Alors imaginez pour lancer un produit vraiment disruptif… Inimaginable ! Pourtant, la demande est là, et j’ai du mal à croire que l’on ait fait le tour des spiritueux. Il suffit de regarder ce que peuvent faire certains bartenders avec un simple rotovap et beaucoup de créativité !
Quant aux marques réellement créatives, elles se font bien souvent racheter par un groupe dont la culture d’entreprise est complètement dysfonctionnelle pour intégrer une pépite innovante. La marque créative finit par vivoter quelques années sous l’impulsion du responsable de l’acquisition, jusqu’à ce que celui-ci change de poste… et que la marque disparaisse à son tour.
5. L’internationalisation des marques
Avec la globalisation des échanges (et de la structure organisationnelle et financière des grands groupes de spiritueux), on en oublie les spécificités des marchés locaux. Les États-Unis développent une stratégie de boissons et veulent la voir adopter sur les marchés européens parce qu’elle cartonne chez eux ? Raté : des centaines de milliers d’euros gaspillés. Le marché XX connaît un ralentissement, donc on freine aussi en France. Encore raté. Il y a avait des millions d’euros de CA à se faire car c’était justement le moment de mettre les bouchées doubles en France. « Think global, act local » devrait devenir un mantra…
6. La course à la premiumisation
Finalement, ce dernier point est sans doute le plus difficile à quantifier. Certes, il permet à certains groupes de maintenir leur chiffre d’affaires à flot à court / moyen terme. Mais c’est aussi celui qui cause le plus de tort sur le long terme. Avec de bonnes bouteilles dépassant largement les 80 euros, il n’est pas étonnant que les jeunes se détournent des spiritueux. Entre une bouteille de vin à 10 euros, une bonne bière artisanale à 6 euros les 75 cl, et un spiritueux peu attrayant à 12 euros en grande surface, le choix est vite fait. Quant aux services marketing qui pensent que les jeunes sont prêts à dépenser 100 euros dans une bouteille de vodka (prix caviste) parce qu’ils ont vu « des jeunes se payer du Ruinart en boîte de nuit », il serait temps de sortir de leur tour d’ivoire…