Une énergie débordante, une vision claire et précise, et une capacité à aller en profondeur dans les thèmes évoquées : Stéphanie Jordan est une personne à 200% investie.
Investie bien entendue pour mener à bien son projet de marque de Calvados Avallen, mais aussi pour secouer le cocotier à une industrie qu’elle connait très bien, mais qui s’endort parfois sur ses lauriers…
Stéphanie, quel est ton parcours avant la création d’Avallen ?
De la même façon qu’un bon cocktail, je proviens d’un mélange un peu particulier : une mère anglaise, et un papa colombien qui ont travaillé dans les vins et spiritueux depuis la fin des années 80. J’ai déménagé en France quand j’étais toute petite dans le Beaujolais parce que ma mère gérait une grande marque de vin. Ensuite, j’ai grandi entre ici et l’Angleterre, avant de revenir faire une école de commerce à Lyon, tout en faisant mes WSET. J’avais envie à cette époque de sauver le Beaujolais qui n’était pas encore remis au goût du jour.
En parallèle, j’avais passé des entretiens pour entrer dans le programme Diageo. Ma réflexion était que si je souhaitais un jour sauver le beaujolais, j’avais besoin de comprendre le global marketing dans un des leaders du secteur. Donc j’ai finalement signé chez Diageo, où j’ai passé 10 ans. J’ai commencé ma carrière à Madrid, en Espagne, où j’étais ambassadrice pour tout le portfolio Reserve, c’est-à-dire luxe de Diageo : Grand Marnier, Ciroc, Don Julio, Zacapa, les Malts, etc.
Ayant grandi dans une région viticole, je m’intéressais aux climats, à la météo, aux terroirs.
Mais quand tu vas visiter ta première distillerie en Écosse et que tu leur demandes « Comment ont été les récoltes de céréales cette année ?”, on te regarde comme si tu demandais quelque chose de fou. Je me suis assez vite aperçu qu’il y avait une déconnexion par rapport à cette matière première. Mais ça m’a tout de même amené sur une superbe aventure sur le travail via les alambics, le travail du bois et bien sûr toute la magie du marketing, dans des endroits incroyables dans le monde.
Mais à un moment, il y a un conflit qui a commencé à naître, lorsque des Mauriciens et des Réunionnais me demandaient pourquoi je vendais du rhum importé ici alors que l’île est remplie de canne à sucre.
C’est plus tard que j’ai pris conscience aussi des problématiques liées à la monoculture, la perte de biodiversité, le problème des pesticides, des émissions de carbone à gogo…
J’ai terminé ma carrière chez Diageo en tant qu’ambassadrice globale de Tanqueray. C’est là où j’ai vraiment vu que c’était le moment de la rupture. J’étais très proche des distillateurs et je voulais aller plus loin à chaque fois dans l’histoire de la matière première. Je n’arrivais jamais à savoir d’où venait l’alcool de grain neutre par exemple. Et je crois que je posais beaucoup trop de questions, alors que je n’étais censé seulement incarner les valeurs de la marque.
En parallèle, Tim mon associé sur Avallen avec les mêmes problématiques sur le bourbon Bullet. .
Est-ce que justement, ce n’est pas de l’intérieur que l’on peut plus facilement faire changer les choses dans les grands groupes ?
Je n’avais pas la conscience que j’ai aujourd’hui pour pouvoir le faire. Comme j’ai grandi dans l’entreprise, j’étais très formatée Diageo, très corporate. J’avais fait toutes les formations, mais en même temps j’étais trop dedans. Je pense qu’il fallait partir, et partir très loin pour commencer à zéro, d’où la démarche d’Avallen. Parce que ces entreprises, ça devient toute ta vie, ça devient même ta personnalité.
Je pense absolument qu’on doit faire changer des choses, en effet depuis l’intérieur de grosses organisations, mais ce n’est qu’une des parties de l’équation. Il ne faut surtout pas les ignorer, parce qu’au final, l’impact à échelle se fera avec eux.
Après Diageo, tu fondes directement Avallen ?
J’ai eu un temps de pause et de réflexions pour revoir quelles étaient mes valeurs. L’appel de la Colombie a été très puissant chez moi. Lors d’un voyage, j’étais à Bogota et j’ai rencontré la famille Riascos, créateurs du ron colombien La Hechicera qui m’ont proposé de les aider à développer la marque. C’est vraiment un pays fascinant, avec une énergie incroyable. J’ai passé une année à tout faire, mais aussi à apprendre beaucoup de choses : importer des biens depuis la Colombie, la partie administrative, l’opérationnel, la logistique, vendre à des distributeurs et les accompagner dans les marchés, faire les activations et les animations. Ils m’ont montré comment tu peux toi-même créer une marque.
Cette expérience m’a donné la confiance par la suite pour créer Avallen.
Pourquoi créer une marque de Calvados ?
Nous sommes partis sur le calvados pour la matière première, en accord avec mes valeurs et celles de Tim qui est végan depuis plus de 25 ans. C’est un environnementaliste depuis qu’il est jeune. Pour moi, c’était la question du terroir qui était primordiale.
Le seul endroit dans le monde des spis où j’avais retrouvé une approche terroir, c’était la tequila. Mais je voulais la retrouver ailleurs. Tim vient du sud de l’Angleterre, un lieu rempli de vergers, et m’a dit : “il y a une solution qui est dans les vergers, mais il faudrait faire des études”. Nous avons regardé ce qui nous tenait à cœur : faire des produits délicieux bien entendu, mais aussi l’impact écologique et humain.
Nous voulions un impact positif, qui met en valeur le terroir et qui met en valeur les gens, les personnes qui travaillent sur cette terre.
Dès le départ, en 2019, on voulait lancer en vrac exclusivement. Finalement, un choix que nous avons abandonné parce qu’il fallait commencer par construire une marque et nous ne pensions pas pouvoir le faire seulement avec le vrac…
Nous avons réalisé qu’il fallait faire encore un pas en arrière et donc, qu’il fallait se diriger sur l’agriculture à la base : les champs, les pesticides, les usages d’eau, de l’irrigation, de la biodiversité.
Nous avons fait des études très, très poussées avec des Life Cycle Analysis, etc., toutes choses qu’on a dû faire de façon très professionnelle, finalement, pour se faire certifier, B-Corp et tout le reste. Cette matrice nous a rapidement donné des indicateurs sur chaque paramètre. Les vergers étaient les seuls à répondre positivement sur chacune.
Nous avons ensuite regardé où le travail de la pomme était le plus protégé au monde, et c’était la Normandie via l’AOC Calvados. Si on regarde l’Apple Brandy aux États-Unis, ce n’est même pas 10 % de l’écologie de ce qu’on voit en Normandie. Donc, il fallait absolument que ce soit du Calvados, et pas autre chose.
Sans ancrage local dans la région, trouver les partenaires a été compliqué ?
Ça aurait dû être galère, mais ça ne l’a pas été. Je suis une personne assez spirituelle et je ne crois pas aux coïncidences. J’appelle ça de la “synchro-destinée”.
Nous avions commencé à démarcher via les Pays-Bas, une place tournante pour tout ce qui est production de spiritueux B2B. Très vite, nous avons compris que ça n’allait pas marcher pour des questions de traçabilité et de transparence de matière première. Il fallait absolument que notre producteur ait la main sur les vergers. Finalement, la majorité des producteurs ne produisent pas leurs propres cidres et n’ont pas la traçabilité et l’origine sur les vergers. Et ça, pour nous, c’était un problème.
Et puis, quand tu demandes à l’univers quelque chose, parfois celui-ci a une façon de te répondre : nous avons rencontré le père de Pierre Martin, de Distillerie Coquerel, au moment où il partait à la retraite. Nous leur avons expliqué notre vision, et il y a que ce déclic : enfin quelqu’un qui comprend ce que sont les vergers normands !
Nous travaillons aujourd’hui vraiment main dans la main avec Pierre sur, non seulement la construction d’Avallen, mais aussi sur l’avenir du Calvados en général.
Est-ce que la gamme Avallen qui compte aujourd’hui un seul produit est amenée à s’agrandir ?
L’ambition à l’origine a toujours été d’avoir un seul liquide à la Tito’s Vodka. Si tu vas en Angleterre, et que tu demandes à 10 barmen de donner trois noms de rhum ? Il n’y a aucun problème. Pareil pour le gin, la tequila ou même le vermouth. Mais pour le Calvados ? Impossible.
Donc, pour nous, l’objectif est vraiment de devenir ”the one brand” de la catégorie. Nous avons lancé d’abord en Angleterre, puis en France un peu plus tard. Aujourd’hui, nous avons compris qu’il faut faire un gros travail ici, en France.
Est-ce qu’il y a une demande ? Oui. Mais est-ce que la demande est du barman ou du consommateur final ? Cela reste une demande commerciale, parce que c’est dur de vendre du Calvados.
Là où c’est facile, c’est les États-Unis, Hong Kong, Chine, Singapour, Australie, car il n’y a pas d’a priori sur ces marchés, et tout ce qui est français, ils adorent. Et l’aspect sustainability, B Corp, female founded, surtout aux États-Unis, ça cartonne.
Aujourd’hui, quels sont vos principaux marchés ?
En volume, et construction de marques, c’est le Royaume-Uni, parce qu’on vend beaucoup en Écosse. Nous avons une super équipe et une de nos associées est basée à Édimbourg.
On arrive à vendre plus de 10 000 bouteilles d’Avallen juste là-bas, c’est assez drôle.
Avallen a fait le choix de labéliser beaucoup de choses (B Corp, Support Biodiversity, 1% for the planet…)
Nous avons voulu créer le spiritueux le plus écoresponsable possible. Pour nous, cette transparence était importante, car tout le monde ment, tout le temps. Et c’est d’autant plus facile qu’il n’y a pas besoin de mettre les ingrédients sur une bouteille de spiritueux…
Donc, pour nous, travailler cette idée autour du blockchain, de la certification et de mettre en place des assurances pour nos bartenders et nos consommateurs, nous semble la démarche la plus éthique parce que trop de marketing dans l’industrie et trop de mensonges finalement.
Sur Avallen, tout est vérifiable et sur une source indépendante. Avallen, c’est fait uniquement avec des pommes du temps de l’eau.
Est-ce que les marques qui jouent la carte du Green sans le prouver ne sont pas une menace pour vous ?
Ça devient très compliqué. Aujourd’hui, il y a beaucoup de marques de spiritueux qui ont rattrapé la communication sustainability, mais est-ce qu’ils font le travail de façon granulaire et dans un 360 degrés comme nous ? Non, mais ils communiquent pareil que nous. Et finalement, on ne peut rien y faire. C’est pour ça qu’on doit le démontrer et à chaque étape.
Vous avez poussé plus loin encore en proposant une bouteille en carton !
Elle fait grand débat, mais ça reste techniquement juste un bib, donc c’est très simple.
C’est un format qui a été développé par une entreprise en Angleterre qui s’appelle Frugal.A aujourd’hui, ce format existe dans 35 marchés. Ça a été développé parce qu’aujourd’hui, l’usage de bouteilles en verre d’une façon linéaire n’est pas cohérent d’un point de vue énergétique, mais aussi ressource en eau..
La science dit que cette bouteille en carton, donc ce bib qui est un composant de plastique, avec 95% en carton, 3% en aluminium et un 2% en plastique, est la meilleure solution par rapport à la façon dont on vend, commercialise et distribue les vins et ces spiritueux aujourd’hui.
C’est un format qui peut être recyclé dans la majorité des pays, et qui ne casse pas dans le transport (donc pas besoin de rajouter des emballages). Ce n’est pas parfait, mais c’est mieux que ce qu’on fait en ce moment.
Mais on se heurte à la difficulté dans l’industrie de vouloir changer. Le verre, ça reste un produit qu’on voit comme noble. En 2020-21, il y avait vraiment cette crise de verre, et nous avons vraiment eu peur de perdre les économies de notre vie, de tout ton travail, car Saver Glass a vraiment déconné sur les prix du verre.
Nous avons cherché des solutions pour sortir de cela.
Donc, une, c’était d’avoir une bouteille Frugal papier, qui, pour nous, était une innovation qu’on trouvait cohérente. Et la deuxième, nous sommes passés chez un producteur de verre italien qui fait cette bouteille qui est à 65% recyclée.
Le format marche très bien en Angleterre, en Australie et à New York. Là où il ne marche pas du tout pour l’instant, c’est la France. La première étape a été de convaincre les agents commerciaux. Maintenant, il reste aussi les cavistes… Je suis frustrée, parce qu’ils ont une responsabilité de faire changer les mentalités. Et aujourd’hui, je ne suis pas certaine qu’ils ont compris l’importance qu’ils ont. Donc il faut les responsabiliser avec de l’amour et une énergie positive, parce que personne ne veut se faire pointer du doigt, personne ne veut se sentir disputé. C’est difficile, mais ce n’est pas impossible. C’est juste qu’en France, ça prend un petit peu plus de temps.
Y a-t-il des choses sur lesquelles vous auriez aimé aller, mais vous rencontrez des difficultés ?
Envoyer du verre aux États-Unis me posait problème. Mais je voulais vendre du calvados Avallen aux États-Unis. Finalement, nous avons trouvé une solution à Philadelphie. Nous envoyons les étiquettes imprimées, nous exportons le vrac et il se charge de trouver une bouteille à peu près équivalente et ainsi de faire un embouteillage local. Finalement, c’est une opportunité qui est commerciale et écoresponsable, car l’AOC Calvados ne limite pas le lieu d’embouteillage.
Je pense que le plus difficile à chaque fois, c’est cette question d’économie d’échelle pour pouvoir le faire. Par exemple, nous avons une opportunité sur un autre format qui est de l’aluminium 100% recyclé. Ce qui est sympa avec l’aluminium, c’est que ça se recycle à l’infini. Je pense que ça sera peut-être la prochaine étape.
Penses-tu justement que le milieu du calvados est assez en pointe sur ces sujets-là ?
Il faut comprendre que le calvados, c’est peut-être six ou sept producteurs principaux. Il y en a peut-être 292 dans la charte, mais c’est 6 ou sept maisons qui représentent 96% des volumes, dont 50% une seule qui est, je pense, assez traditionnelle. Le marché n’est donc pas assez divers et varié pour que ces innovations soient une priorité. Ce qu’il nous faudrait, effectivement, c’est, et je le dis souvent, un groupe stratégique qui souhaite investir dans la catégorie pour faire bouger les choses.
C’est nécessaire de faire bouger les choses parce que si on ne change pas, nous allons perdre un savoir-faire, un produit qualitatif, et ce qui est peut-être le spiritueux le plus écoresponsable au monde. Je pense qu’il y a un travail de protection qui doit se faire sur la Normandie.
En ce moment, on voit beaucoup d’acquisitions par de petites entreprises innovantes. Ce sujet a déjà été abordé ?
Nous sommes toujours en conversation avec quelqu’un à un moment donné. Une acquisition d’un gros groupe aurait beaucoup de sens pour les groupes, parce que finalement, ce n’est pas du calvados qu’ils vont acquérir, mais c’est un savoir-faire et une volonté de construire des marques positives pour la planète. Mais au-delà de ça, ça reste compliqué pour nous pour deux raisons.
Déjà, car ça reste du Calvados. Tant qu’on n’arrive pas à prouver qu’il y a de la croissance, des opportunités commerciales et une reconnaissance, pas seulement du bar, mais aussi du consommateur final, ça va rester difficile.
Mais je pense que c’est important qu’on arrive à le faire à un moment ou à un autre, parce que l’impact, il faut que ce soit à échelle. Nous vendons 30 000 bouteilles d’Avallen quand la plus petite marque de gin de Pernod-Ricard vend 5 millions de caisses…
L’ambition pour nous, c’est de remplacer toute bouteille négative pour la planète avec une bouteille positive. Donc, oui, je pense que c’est très, très important qu’on fasse une acquisition, investissement ou un partenariat stratégique avec un groupe.
Mais il faut s’assurer que l’économie régionale en bénéficie, et par conséquent, les gens qui travaillent là-dedans depuis longtemps puissent profiter aussi de ces investissements, que ce ne soit finalement que le marketing qui va avec.
Si on parle du marché français, que manque-t-il pour que le Calvados devienne un peu le nouveau spiritueux star ?
C’est une question à un million de dollars ! Parfois, il faut de la chance. Il faut que les drinks au Calvados soient remis au goût du jour. Est-ce que c’est le café Calvados revisité en espresso martini ? Est-ce que c’est un Apple mojito ? Est-ce que c’est un Apple tini ? Je ne sais pas, mais nous avons plein d’idées.
Il faut quelque chose qui soit assez simple pour que n’importe quelle brasserie puisse le proposer. Donc, finalement, la drink stratégie de la catégorie est vraiment importante.
Je pense que la valorisation des produits de terroir français de la part de nos cavistes et de notre CHR est importante aussi. On voit des rhums et des whiskies de l’autre bout de la planète, mais on oublie qu’on a souvent en France les meilleurs produits du monde d’un point de vue food and drink !
Peut-être, il faudrait aussi que la région de Normandie, s’aime un peu plus. Quand tu arrives à Caen, tu vas dans un bar, tout le monde boit de la bière, même pas de cidre… D’autres régions sont plus chauvines. Je ne sais pas comment les aider à être plus normands, mais c’est une des régions les plus visitées d’un point de vue touristique. C’est la deuxième région la plus visitée après Paris. Il suffit d’observer les Mexicains et la tequila. Il y a une fierté du peuple d’emporter ses produits dans sa valise pour leurs amis dès qu’ils bougent de chez eux.
Donne-nous trois bonnes raisons de découvrir Avallen.
C’est délicieux, les gens adorent la pomme et tu vas surprendre tes invités avec quelque chose de bon, de fruité, de naturel. C’est trop bien pour la planète. Et choisir Avallen, c’est choisir ce côté de responsabilisation par rapport au craft, au vrai craft, des petites marques indépendantes, de jeunes gens qui veulent faire une différence avec des propositions engagées.
Dernière question, qu’est-ce qu’on peut te souhaiter pour les années à venir ?
Qu’il y ait un retour de la biodiversité dans le bar !